La technologie nous tient
de sa main longue, froide, bleue
se resserre sur
nos nuques
ployées
impuissantes
Nathalie Boisvert
Tous droits réservés
La technologie nous tient
de sa main longue, froide, bleue
se resserre sur
nos nuques
ployées
impuissantes
Nathalie Boisvert
Tous droits réservés
Le 21 mars 2020
La liste, 21 février 2020
– Levée à 7h30, j’ai avalé 3 expressos en ligne en espérant que ça me tienne éveillée, puis j’ai écrit six pages d’un trait dans un petit cahier bleu dont la couverture dit : écrivez votre propre histoire, malgré le fait que pour l’instant, c’est l’Histoire qui nous contrôle.
-Ma liste des cauchemars de la nuit serait trop longue à raconter. Il y en a un, récurrent, de type labyrinthe, où j’essaie de fuir Montréal pour aller à Laval en mobylette, sous la pluie, avec mes chats qui se sauvent et que j’essaie de retrouver dans des maisons désertes.
-Je me suis ensuite agitée dans la maison en n’accomplissant à peu près rien: j’ai fait un lavage et j’ai oublié de le mettre dans la sécheuse, j’ai commencé à faire la vaisselle et je ne l’ai pas finie, j’ai magasiné en ligne pour tenter de trouver du papier de toilette zéro déchet – il n’y avait plus- j’ai cuisiné une frittata oignon poivrons rouges thym cheddar bacon et je l’ai dégustée lentement avec des biscottes de seigle puis, après les nouvelles de 13h, j’ai mis mes bottes pour aller prendre une marche et je me suis endormie très profondément, sur le divan pour 3h. La narcolepsie est ma maladie inventée du jour.
-J’ai retrouvé mes souliers de course au fond du panier à linge ainsi que mes linges à vaisselle.
-Un des linges à vaisselle a été sacrifié afin de faire du papier de toilette expérimental. Je ne suis pas convaincue.
-Après avoir remis mes verres de contact, mon œil est de nouveau infecté donc mes barniques des années 1990 sont de retour sur mon nez, ce qui m’embête au plus haut point car je fomente une lecture en ligne bientôt et je ressemble à la grand-mère du petit chaperon rouge du livre d’histoire de mon enfance si je tente de lire avec les dites barniques sur le bout de mon nez. Je ne suis pas prête.
-J’ai imaginé un bar où les gens seraient séparés par des cubes de plexiglass étanches et stériles et ça m’a fait frissonner.
-J’ai du parler au moins deux heures d’affilée au téléphone. La dernière fois, j’avais 14 ans.
-Je suis sortie de mon confinement pour aller porter une antenne de télévision à mon ex qui n’en avait plus et qui n’a pas l’Internet, qui était en train de devenir fou. Nous avons respecté les deux mètres de distance…
-En promenade sur la rue Lasalle, j’ai regardé les deux outardes qui pataugeaient dans une flaque de neige avec un œil de survivaliste.
-Les seuls humains qui marchaient au bord de l’eau sur Lasalle étaient accompagnés de chiens ou d’enfants, à part un ou deux couples.
-Sur la rue Verdun, il y avait quelques individus (ce mot!) qui erraient en regardant par les fenêtres des gens au rez-de-chaussée. Je me suis dit que j’allais remettre des rideaux aux fenêtres de mon salon, même si j’habite au troisième étage, je me suis dit que j’avais lu trop de romans de Stephen King, je me suis dit qu’on était les créatures d’un roman de Stephen King qu’il n’avait pas encore écrit ou alors qu’il y avait eu un bogue entre la réalité et la fiction et que nous ne le savions pas.
-J’ai pensé que les riches trouveraient probablement une manière de s’enrichir avec cette situation parce que la richesse est une culture et un comportement appris tout comme la pauvreté ou la classe moyenne, selon ma perception des choses du moins, et ensuite j’ai pensé au documentaire de Naomi Klein qui explique clairement avec preuve à l’appui que chaque crise amène davantage de privatisation et dans ma tête, tout ça s’est mélangé avec une scène du roman Les Enchanteurs de Romain Gary où les bourgeois ne passent pas un très bon quart d’heure pendant la révolution russe et j’ai pensé à mes enfants et mon cœur a flanché et je suis allée mettre mon linge dans la sécheuse en espérant qu’il ne sente pas le chien mouillé.
Le 20 mars 2020
La liste:
– Je me suis fait réveiller à 8h am par plusieurs messages d’amis.es Facebook, vous savez, les petites clochettes…c’était un peu surréaliste parce que normalement c’est le trafic sur ma rue qui me réveille. Là, il n’y avait aucun véhicule.
– J’ai écrit comme toujours mes morning pages mais je n’ai aucun souvenir des mots que j’y ai écrits.
-Encore une fois, l’appétit est disparu. Je me suis forcée à ingérer les trois groupes alimentaires mais deux repas seulement aujourd’hui.
-Le point de presse de 13h est devenu ma routine quotidienne. Comme toujours, je remarque des détails parfaitement anodins. Il y avait une adolescente blonde qui courait devant le trio ministériel. Le docteur Arruda a retrouvé sa coiffure habituelle alors qu’hier, il sortait visiblement du salon de coiffure. Notre premier ministre avait l’air épuisé, livide.
-A 14h, j’ai eu sommeil et j’ai décidé de me coucher. Des pensées hétéroclites se sont mises à défiler. Et si James Lovelock avait raison, et que nous n’étions qu’une infime petite partie de la terre, qui elle-même serait un gigantesque organisme qui se régule lui-même? Je me suis demandé pourquoi on ne consommait pas que ce qui pousse ici, au Québec…et qu’est-ce qui remplacerait le riz, si on faisait ça? J’ai pensé aux Italiens et aux Français et à mes amis.es belges. J’ai pensé à la mère de Mildred, la grand-mère de mon ex, dont les parents étaient morts de la grippe espagnole et aux peuples qui ont survécu terrés lors de grandes guerres et des holocaustes de ce monde. J’ai pensé que je n’avais aucune confiance en Donald Trump et qu’il disait et faisait n’importe quoi pour calmer et rassurer la population, sans écouter qui que ce soit. Que la recherche sur le médicament anti paludisme n’était aucunement prouvé et son succès, anecdotique pour l’instant. Je me suis levée, épuisée. Je n’ai pas dormi.
-J’ai décidé de décrasser la salle de bain, envahie par un écosystème innommable constitué de moutons de poussière, de poils de chats et sans doute de divers micro organismes toxiques. A la course entre l’école, mes textes et la frontière américaine, j’ai rarement le temps de m’occuper de mon environnement. J’ai réalisé avec un peu d’horreur amusée que j’étais à deux rouleaux de papier de toilette d’en manquer. J’ai exploré l’idée d’en acheter du lavable, oui oui. Mais je ne l’ai pas encore fait.
-J’ai commandé de la bouffe à chats faite au Québec.
-A 7 heures, j’ai pris une longue douche, je me suis parfumée, et j’ai mis mon pyjama bleu et blanc, sur lequel il y a un minou qui dit : Do not disturb unless you have coffee. Je me suis trouvée totalement absurde.
-J’ai regardé mes mains et j’ai remarqué que des rides étaient en train de se former. Ou peut-être que je me les lave trop souvent.
-J’ai encore pensé à mon père prisonnier de sa démence et du CHSLD. J’ai pleuré en pensant à son sourire; il m’a dit la dernière fois : je prie pour vous autres chaque jour, pour ne pas que vous manquiez d’argent.
-Le chat Oréo, entrainé à rapporter de petits objets, a commencé depuis quelques jours à me rapporter une baguette chinoise. Il me force à interagir avec lui. Il me fait sourire.
-J’ai pensé aux femmes victimes de violence coincées chez elles avec leur bourreau.
-J’ai pensé à mon ex qui lui, a un ennemi autrement plus difficile à abattre que le corona virus; je sais aussi qu’il a été exposé à une personne malade; j’ai encore pleuré un peu.
-J’ai pris une photo avec Doggy, le petit chien noir et blanc en peluche que Gabriel, mon fils de dix ans qui vit aux USA, a oublié ici. J’ai aussi pris une photo d’Oréo qui dort avec la langue sortie et une autre de Bouh, étalé de manière totalement indécente sur le divan. Je les ai envoyées aux enfants.
-J’ai réalisé que je n’avais plus de mascara. J’ai pensé en acheter et je me suis dit, à quoi bon. Puis, je me suis assise ici avec mon thé froid, pour vous écrire.
Nathalie Boisvert, tous droits réservés.
via La génération X
Nous avons été nourris au lait de vache, avons voyagé sur le siège avant de la voiture sur les genoux de notre mère qui fumait en nous donnant le biberon alors que notre papa conduisait un peu éméché. Nous savons comment entrer par la fenêtre car nous avons pratiqué alors que nos parents étaient coincés au travail et que, nous gardant seuls dès l’âge de huit ans, nous avions perdu notre clef lors d’escapades sans surveillance dans les bois ou dans les ruelles. Nous savons cuisiner un Kraft diner parfaitement gastronomique, et avons bu beaucoup de jus d’orange Tang en poudre – un délice vintage oublié et jugé sans doute sacrilège par les gourous de la santé d’aujourd’hui. Notre cerveau, un peu orangé à cause de ce régime qui s’est parfois prolongé jusqu’à l’adolescence, qui pour nous se termine vers 51 ans,nous a rendus un peu fous et surtout sans peur aucune. Nous sommes à la fois civilisés et wild, adeptes des quartiers populaires et de leur culture, mais éduqués à l’os car nous avons tous étudié trop longtemps – il n’y avait plus de travail quand nous somme arrivés sur le marché. Riche de notre oisiveté forcée, nous avons lu beaucoup et voyagé beaucoup et donc savons plusieurs détails parfaitement inutiles mais savoureux sur la vie et sommes passés maîtres dans l’Art de la conversation. Je suis fière de faire partie de cette génération dite sacrifiée mais oh combien colorée et résiliente.;)
J’ai tant perdu
J’ai parfois l’impression de léviter
Quand j’erre dans les rues mortuaires de l’automne montréalais
Et que la lumière se raréfie
Nathalie Boisvert, tous droits réservés, 14 septembre 2019